Médecine Traditionnelle au Cameroun : Une opportunité pour l'appareil judiciaire ?
La médecine traditionnelle, pratique multimillénaire ancrée dans les sociétés négro-africaines, constitue un enjeu socioculturel et juridique d’une importance capitale. Elle se positionne à la croisée des paradigmes de santé holistique, des rapports sociaux et des systèmes de croyance. Au Cameroun, où les députés sont appelés à légiférer sur ce domaine en ce mois de novembre 2024, l’interaction entre la médecine traditionnelle et l’appareil judiciaire soulève des questions fondamentales sur les contours d’une intégration institutionnelle.
Cet article explore les implications anthropologiques, sociologiques et juridiques de cette pratique, en mettant en exergue les tensions et opportunités qu’elle suscite dans le cadre normatif camerounais.
1. La médecine traditionnelle : Une vision holistique de la santé.
Dans le contexte négro-africain, la médecine ancestrale dite traditionnelle dépasse les limites du biomédical pour intégrer des dimensions spirituelles et socioculturelles. Elle se caractérise par :
a- Une approche intégrative : Le patient est perçu comme une entité bio-psycho-spirituelle en interaction avec son environnement social et cosmique.
b- Un pluralisme thérapeutique : La diversité des acteurs inclut les herboristes, les devins et les tradipraticiens initiés, chacun jouant un rôle spécifique dans la prise en charge des maux.
c- Un ancrage communautaire : Les pratiques sont inséparables des réalités sociales et des valeurs ancestrales.
Cette médecine inclusive constitue une composante essentielle des soins pour une large partie de la population camerounaise, notamment dans les zones rurales où elle représente souvent la seule option accessible12, 13.
2. Méthodes et logiques épistémologiques de la médecine traditionnelle.
Les procédés appliqués dans la médecine traditionnelle reposent sur des épistémologies alternatives, souvent marginalisées par les sciences positivistes :
Diagnostic spirituel et cosmologique : Identification des causes sous-jacentes (mystiques, karmiques ou sociales) à travers des procédés divinatoires ou des consultations des ancêtres.
Traitement thérapeutique : Administration de substances naturelles combinée à des rituels propitiatoires visant à restaurer l’harmonie cosmique.
Intervention socio-rituelle : Réconciliation des parties en conflit lorsque la maladie est perçue comme la manifestation d’une transgression ou d’une malveillance interpersonnelle.
Cette approche holistique, décrite notamment par Fokunang et al. (2011), réinterroge la conception biomédicale occidentale et souligne l’importance de préserver et d’encadrer ces savoirs locaux12.
3. Médecine traditionnelle et justice : Une interaction complexe.
L’interconnexion entre médecine traditionnelle et système judiciaire est particulièrement marquée dans les cas liés à la sorcellerie ou à d’autres pratiques mystiques. En Afrique subsaharienne, la maladie est souvent attribuée à des causes occultes, entraînant des conflits intracommunautaires et des accusations judiciaires.
Les guérisseurs sont parfois sollicités pour identifier les auteurs présumés de maux mystiques, alimentant des dynamiques de stigmatisation et de vengeance. Ceci leur confère une sorte de responsabilité sociale.
Le Code pénal camerounais, à travers son article 251, sanctionne la pratique de la sorcellerie ou de la magie lorsqu’elle porte atteinte à la tranquillité publique ou à l’intégrité des personnes. Ce cadre juridique, bien que critiqué comme archaïque par certains juristes1, reflète néanmoins la réalité sociologique d’une société encore fortement marquée par les croyances ancestrales 12,13.
Ces enjeux mettent en lumière l’ambiguïté du système judiciaire face à des phénomènes profondément enracinés dans les mentalités et les pratiques culturelles.
4. Encadrement juridique de la médecine traditionnelle : Défis et perspectives.
La légifération en cours sur la médecine traditionnelle au Cameroun pourrait s’inscrire dans une dynamique de reconnaissance officielle de cette pratique. Cependant, elle pose des défis multiples :
1. Normativisation des pratiques : La formalisation légale des procédures et acteurs soulève des questions sur la définition des limites entre médecine traditionnelle et pratiques occultes illicites.
2. Certifications et régulations : Le projet de loi prévoit la création d’un Ordre national des tradipraticiens de santé, chargé de superviser la déontologie et de garantir des standards de compétence 13.
3. Coopération institutionnelle : Une collaboration entre les tradipraticiens et les tribunaux pourrait enrichir la compréhension des conflits à dimensions mystiques et favoriser des résolutions contextualisées.
5. Vers une conciliation entre médecine traditionnelle et justice.
La reconnaissance de la médecine traditionnelle comme ressource judiciaire soulève la possibilité d’une approche intégrée des conflits socioculturels :
- Les médecins traditionnels pourraient intervenir en tant qu’experts pour éclairer les juges sur les dynamiques spirituelles ou sociales en jeu dans certaines affaires.
- Enracinée dans les valeurs locales, la médecine traditionnelle pourrait servir de levier pour des solutions plus adaptées aux réalités communautaires.
Cependant, comme le soulignent Mpondo et al. (2011), cette intégration nécessite des garanties pour éviter les dérives et préserver les droits fondamentaux 12.
En somme, la médecine traditionnelle au Cameroun, en tant que pratique holistique et ancrée dans les réalités socioculturelles, offre des opportunités pertinentes pour enrichir l’appareil judiciaire. Cependant, cette intégration doit s’opérer avec une vigilance accrue afin de préserver les droits fondamentaux tout en valorisant les savoirs ancestraux.
Pour les anthropologues, sociologues et juristes, la reconnaissance officielle de cette médecine représente un champ de recherche fertile. Elle pose également un défi majeur aux décideurs politiques : celui de construire un cadre légal qui soit à la fois inclusif, fonctionnel et respectueux des particularismes culturels 12,13.
Reférences:
Fokunang et Al, (2011) African journal of traditional, complementary and alternative medecine. (12).
Traditional medicine: past, present and future research and development prospects and integration in the national health system of cameroon. 2011
Guedje et al.Health Sci. Dis: Vol 12 (3), Médecine Traditionnelle Africaine (Mtr) Et Phytomédicaments: Defis Et Strategies De DeveloppemenT(September 2012)
Projet de loi sur la médecine traditionnelle au Cameroun (2024). Echos santé 2024(13)
Mounyol à Mboussi,(2004), Sorcellerie en justice au Cameroun, Presses de l'UCAC, (1)
Mpondo et Al (2011), Journal of Apply Biosciences
Siapje Mireille, (2024) https://echosante.info/la-pharmacopee-camerounaise-tradition-et-mutations/
https://www.lepoint.fr/monde/cameroun-le-juge-et-le-sorcier-31-03-2012-1446995_24.php#11