La vie compliquée de Tchana-Robert
By Nelly Carelle
Les chroniques de Nelly Carelle
**Chapitre 4**
*Sally*
Je rentrais ce soir-là épuisée. Ma mère était contente du travail effectué. J’eus droit au reste de porc braisé et de plantains qu’elle avait achetés en route.
Si on me demandait quels étaient les talents de ma génitrice, je n’aurais su quoi répondre.
Elle ne savait pas cuisiner ; c’était moi qui préparais parfois les repas à la maison.
J’avais appris auprès de Sally, qui était une très bonne cuisinière.
Chaque fois que j’étais privée de nourriture, j’avais droit à un plat chez elle. Parfois, il arrivait qu’elle me pose des questions sur moi…
— Dis-moi, Aya, tu n’as pas d’autre membre de famille, hormis ta mère ?
— Non, je ne connais personne d’autre. Ma mère est peu bavarde ; je sais juste qu’elle est orpheline et qu’elle était enfant unique.
— Je vois. Que sais-tu de ton père ?
— Je ne sais rien de lui, juste que je suis métisse, donc il doit forcément être blanc.
— Ah, Aya ! Mais c’est très grave tout ça !
— Quoi ?
— Une personne qui ne sait rien de ses origines est comme une mer immense mais vide de l’intérieur. Tu dois chercher d’où tu viens, c’est important pour toi.
— J’aimerais bien savoir tout cela. Mais dès que j’aborde ce sujet avec ma mère, elle se braque. On dirait que mon père lui rappelle de mauvais souvenirs.
Je ne sais pas ce qu’elle a vécu dans sa jeunesse, mais ça doit être grave.
Je dois certainement être la cause de son profond mal-être.
— Bien sûr que non ! Tu es un sucre, Aya. Une gentille fille. Ce n’est pas de ta faute si ta mère est une personne toxique et amère.
Une mère protège son enfant au lieu de la maltraiter comme elle le fait avec toi.
— Je suis la pire chose qui lui soit arrivée sur cette terre, elle me l’a dit. Une bâtarde.
Je ne pus retenir mes larmes face à Sally. J’étais profondément affectée par les propos de ma mère.
La violence n’est pas toujours physique, mais psychologique également.
La violence physique dont faisait preuve ma mère, j’avais appris à vivre avec ; ses coups de fouet ne me disaient plus grand-chose…
mais ces mots restaient gravés en moi. J’en faisais parfois des cauchemars. J’étais une erreur, une bâtarde, une enfant de la honte…
Si je n’étais pas née, peut-être que ma génitrice aurait eu un tout autre avenir, certainement brillant.
Mais par ma faute, elle était devenue une droguée et une alcoolique notoire.
— Calme-toi, Aya. J’ai foi qu’un jour l’herbe sera plus verte pour toi. Tu seras une grande femme et une source d’inspiration pour d’autres femmes.
— Tu le penses ?
— Oui, bien sûr. Tu es une jeune fille intelligente, si empathique et bourrée de talent.
De surcroît, tu es polyvalente.
Tu apprends si vite et t’adaptes si facilement. Tu te rappelles quand tu apprenais à cuisiner des petits plats basiques ?
— Oui.
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— Aujourd’hui, tu es déjà une cordon bleu. Annie t’a appris à tricoter, tu as vite compris et tu le fais très bien. Tu es brillante dans tes études, toujours parmi les premiers.
Tout ce que tu touches, tu le transformes en or. Alors, ma petite Aya, il faut toujours avoir une grande estime de soi.
Ne laisse jamais personne te rabaisser ou te faire croire que tu ne vaux rien, ou que tu ne peux rien faire. Jamais !
Tu es une femme forte.
Ne te laisse pas affecter par les propos de ta maman. C’est juste une femme frustrée à cause de la mauvaise tournure qu’a prise sa vie.
Elle a l’occasion de tout changer et de te donner une meilleure vie, mais elle ne le fait pas. Elle est juste égoïste et ne pense qu’à elle.
Tu dois trouver la force en toi pour te battre, et sache que l’on dépose les armes le jour où la mort vient nous prendre et nous conduire auprès du Créateur.
Moi, je suis l’aînée de mes parents ; nous sommes trois enfants. Ils n’ont pas grand-chose, ce sont des agriculteurs qui nous ont éduqués avec le peu que la terre leur offrait.
Durant les vacances, je vendais des arachides sur le plateau pour payer ma scolarité au secondaire.
Après l’obtention de mon baccalauréat, mes parents m’ont fait asseoir et m’ont dit :
« Sally, tu es notre fierté, nous sommes si fiers de toi. Voici la situation qui se pose. Nous désirons que tu ailles plus loin dans les études, mais te payer les études supérieures priverait tes frères d’école. Nous n’avons plus de moyens. »
Je les comprenais, ils en avaient beaucoup fait. J’ai pris la décision de me prendre en main. Je veux être une femme d’impact et cela passe par mes études.
Je fréquente et travaille également pour pouvoir payer mes études, me nourrir et avoir un toit sur ma tête.
Tant que tu as tes deux mains et de la bonne volonté, tu peux faire beaucoup de choses qui vont dans la droiture et qui ne t’enlèveront pas ta dignité de femme.
Une femme, c’est sa dignité. N’accepte jamais un travail ou une proposition qui te fera la perdre.
Jamais !
Sally était la grande sœur que j’aurais souhaité avoir. C’était mon modèle, elle n’était jamais mêlée à des histoires tordues dans le quartier.
Sa priorité était ses études. J’aimais beaucoup l’écouter ; elle avait toujours de bons conseils et de belles paroles pour me remonter le moral.
J’aurais aimé l’avoir également pour maman, elle était si douce et gentille. La vie paraissait parfois injuste.
Elle m’avait promis de m’emmener un jour dans le Nord du pays, dans son village natal, pour rencontrer ses frères et ses parents.
Elle me disait que je lui rappelais beaucoup sa dernière petite sœur, nous avions le même âge.
Je passais parfois des heures le dimanche, qui était mon jour de repos, à l’écouter parler de son enfance auprès de sa famille, de la vie paisible qui régnait dans son village.
J’aurais voulu y naître et connaître l’insouciance des jours nouveaux.
Elle était également une fervente croyante. Sally était parmi les personnes nées dans le Nord qui ne pratiquaient pas l’islam mais le christianisme.
Elle venait d’une famille de croyants catholiques. Dieu avait une grande place dans sa vie. C’est elle qui m’avait fait découvrir la voie de Dieu et de l’Église.
J’avais hâte que le dimanche arrive, car c’était le jour du Seigneur. Sally et moi allions à l’Église louer le Seigneur. J’étais si excitée.
Je repassais ma vieille robe de deux Noëls passés, mais qui avait résisté malgré les lavages.
Elle était fleurie et longue. Je mis ma ballerine noire, encore en bon état ; j’y faisais attention et prenais soin de ne pas l’user comme les autres chaussures.
Je trépignais d’excitation sous le regard de ma mère. Elle se fichait pas mal que je me rende à l’Église ; d’ailleurs, elle ne connaissait rien de Dieu.
Elle m’avait dit qu’il n’existait pas, sinon il n’aurait pas permis que je vienne au monde. J’en avais versé quelques larmes, mais je m’étais ressaisie.
Chaque pique que me lançait ma génitrice était comme une décharge électrique en moi, des paroles très blessantes et destructrices.
Mes cheveux défaits, je les rabattais à l’arrière de mon crâne en pompon ; ils étaient très longs et frisés.
Sally les tressait de retour de la messe. Je pris ma petite Bible et dis au revoir à ma mère.
Elle fit mine de rien entendre, concentrée sur sa bière et sa nourriture qu’elle avalait avec appétit. Je retrouvais Sally à l’extérieur.
— Bonjour, petite Mme. Tu t’en vas déjà prier pour nous ? me demanda Hakim.
— Oui. Bonjour Hakim, bonjour Sahid.
— Bonjour Aya. Tu es bien mise aujourd’hui, toujours belle comme d’habitude, complimenta Sahid.
— Merci.
— Prie pour nous, Aya. Demande à Dieu de fructifier notre commerce, les clients deviennent rares, dit Hakim.
— D’accord, je le ferai. À plus tard. J’attrapai le bras de Sally et me collai à elle. Elle sourit et nous nous mîmes en route.
Comme tous les dimanches, je ne manquais pas de demander au Seigneur de faire changer ma mère, qu’elle devienne une meilleure personne et une bonne mère pour moi. Même si cela tardait à se réaliser, j’avais foi. Ne dit-on pas que la foi déplace les montagnes ?
Ma partie préférée après le culte, c’était lorsque Sally m’offrait des beignets faits à base de farine de manioc par mamie Beignet,
l’une des nombreuses vendeuses qui se tenaient au portail de l’Église pour vendre leurs produits.
J’avais aussi droit à une bonne glace à la vanille, mon parfum préféré. Je bénissais Dieu pour ma voisine Sally. J’avais de la chance de l’avoir.
Ces petits moments me faisaient oublier ma vie compliquée. Ce n’était pas grand-chose, mais pour moi, ça valait tout l’or du monde.
Ma mère était très froide avec Sally, comme avec tous les autres voisins.
Elle ne s’intéressait pas non plus à ce que je faisais avec elle, mais je savais bien qu’elle n’appréciait pas que je sois attachée à elle depuis plusieurs années.
Je me confiais à Sally, mais pas à ma mère.
Elle était même énervée et jalouse qu’une autre femme puisse exercer une influence sur moi, mais celle de Sally était positive.
Les semaines passaient, et ma mère n’avait point haussé le ton envers moi dans la cité, tout simplement parce que j’écoulais toute ma marchandise et rentrais plutôt.
Elle ne m’avait jamais demandé comment je procédais ; le plus important pour elle était l’argent que je lui ramenais.
Eh bien, mon ami Grec y était pour beaucoup. Vous êtes certainement surpris que je l’appelle « mon ami ».
En fait, Grec m’était sûrement envoyé par Dieu. Remontons à quelques semaines, quelques jours après que ses amis et lui m’aient fait la recette.
C’était un samedi, je n’avais pas école, alors ma mère me donnait le double de ce que je vendais en semaine, car je sortais le matin pour vendre.
Je me baladais dans les rues de Douala avec mon plateau. Malgré le soleil ardent qui me rougissait le visage, je résistais et poursuivais ma vente.
Le long d’une ruelle, une voiture klaxonnait. Un passant me fit signe que le propriétaire de la voiture en question m’appelait.
Je me retournai et remarquai tout de suite la voiture de Grec, je me dirigeai vers elle.
— Salut Aya. Tu travailles même le samedi ?
— Oui. Et vous ?
— Je me repose. Je suis sorti pour faire quelques courses. Je vais au supermarché qui se trouve juste en face de toi.
— Je vois.
— Comment vas-tu ?
— Je vais bien, merci, et vous ?
— Te savoir en forme, c’est suffisant pour moi, me dit-il avec son rire charmeur.
Il avait une belle dentition : des dents toutes blanches, il était de teint clair, et avait une barbe bien rasée qui ornait son menton.
Il était toujours bien coiffé et sentait très bon. Comme vous l’aurez deviné, Grec était un bel homme.
— Euh, Grec ?
— Oui, Aya.
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— Je voulais vous remercier, ainsi que vos amis, pour la recette de la dernière fois. Merci infiniment.
— Aya, je ne suis pas si vieux. J’ai seulement vingt-cinq ans, donc tu peux me tutoyer, s’il te plaît.
— C’est un signe de respect.
— Je sais, mais tu peux me tutoyer ; tu as l’âge de ma dernière petite sœur. Pour en revenir à ce que tu disais, ce n’est pas grand-chose.
Tu peux me compter parmi tes clients fidèles à présent. S’il te plaît, trouve-moi chaque soir lorsque tu viendras en semaine à la même place où nous t’avons acheté des fruits la dernière fois.
Je travaille dans la société juste à côté, dans l’immeuble avec une belle architecture.
— Oui, je la connais bien. Mais pourquoi dois-je te trouver là-bas ?
— Pour t’acheter des fruits. J’y tiens, je ne voudrais pas que tu restes dehors à des heures tardives. Ta place, c’est devant tes cahiers, et non sous le froid.
Est-ce qu’on est d’accord ?
Je restai un moment silencieuse, me demandant bien ce que j’avais fait pour mériter autant de bienveillance alors que ma génitrice m’avait dit que j’étais maudite et que je n’apportais que le malheur…
— Hey Aya, ça va ?
— Oui. Réponds-moi franchement. Pourquoi fais-tu tout ça pour moi ?
— Je n’ai rien fait d’exceptionnel. Mais si tu veux une réponse à ta question, je n’en ai pas. Je ressens juste le besoin de t’aider, tout simplement.
— Okey, merci. Je ne manquerai pas de te fournir des fruits tous les jours.
— D’accord, je t’attendrai. Donne-moi les fruits pour cinq mille francs CFA, s’il te plaît. Fais un mélange de ce que tu as.
— Tu réussis à tous les finir ? Tu dois avoir une machine à bouffe dans ton estomac.
— Haha ! Contente-toi de me servir, le devenir de ces fruits ne te regarde plus.
— Haha ! Je m’excuse. Je m’exécute tout de suite.
— C’est mieux pour toi. Haha !
C’est avec beaucoup d’enthousiasme que je le servis. Je dus prendre au moins quatre sacs pour tous ces fruits.
Il descendit et ouvrit le coffre de sa voiture pour y mettre les fruits. Comme toujours, il me remit un joli pourboire de cinq mille francs CFA.
Au total, j’avais dix mille francs CFA que j’avais déjà mis de côté avec tout le pourboire que Grec m’avait donné.
Grâce à sa recette, il ne me restait plus que quelques fruits. Il me dit au revoir et je le vis se diriger vers le supermarché où il allait faire ses courses.
J’avais, comme on dit, la joie au cœur. Avec un client comme Grec, je n’aurais plus de problème pour écouler ma marchandise après les cours.
Je connaissais l’heure exacte à laquelle il sortait du travail et j’avais pris l’habitude de demander l’heure au bijoutier qui se trouvait parmi les boutiques de commerçants longeant la rue menant à l’entreprise de Grec.
Dès dix-huit heures trente, j’attendais son arrivée. En effet, Grec se pointait trente minutes plus tard ; dix-neuf heures était son heure de sortie du boulot.
Il lui arrivait même de changer de voiture, j’en avais déduit que Grec devait être issu d’un milieu très aisé.
Il était toujours très bien habillé, souvent en costume deux pièces, parfois trois. Des chaussures bien cirées et propres.
J’aimais bien le mélange de couleurs qu’il faisait avec ses costumes ; il avait du goût et du style, et surtout une carrure imposante qui pouvait intimider au premier abord, mais qui n’en était rien.
Dès qu’on s’approchait, c’était une toute autre personne que l’on avait en face de soi : quelqu’un de gentil, humble et très courtois.
C’était la première fois que je côtoyais une personne de classe sociale très aisée.
Moi qui pensais que des gens comme lui fuyaient les pauvres, ne payaient pas d’aliments au bord de la route, et n’entretenaient pas de conversation avec eux…
Tous ces préjugés quittaient peu à peu mon esprit en côtoyant Grec.
Il arrivait parfois qu’il me donne un paquet comme cadeau, mais je déclinai toujours son offre par peur de me faire gronder par ma mère.
Si elle savait ne serait-ce qu’un instant qu’un individu m’abordait de la sorte sur le chemin, les carottes seraient cuites pour moi.
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