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La sorcellerie à l’ère du numérique : de l’invisible abstrait à une matérialité accessible et dévastatrice

Jun 28, 2025 - 4 Minutes


Il est dépassé le temps où l’on associait la sorcellerie à des pratiques obscures, nichées dans les replis des traditions villageoises. Aujourd’hui, elle se décline en haute définition. Dans un monde très connecté, la sorcellerie s’est débarrassée de ses oripeaux folkloriques pour se transformer en un produit culturel, spirituel, et parfois dangereux, accessible à tous via un simple smartphone. Comme le souligne Geschiere (1995), la sorcellerie, loin de s’éteindre face à la modernité, s’est adaptée aux nouvelles formes de pouvoir et de communication. Elle réapparaît sous des formes séduisantes, mais potentiellement dévastatrices. Définie comme une pratique magique visant à nuire à des êtres humains, à des animaux ou à la nature (Larousse, s.d.), elle est perçue aujourd’hui, dans l’imaginaire numérique, comme un ensemble de rituels liés à la magie noire (Linternaute, s.d.). Mais au-delà des définitions, une question centrale se pose; qui est le sorcier moderne ? Est-ce encore ce vieillard marginalisé, mal vêtu, que l’on croise au détour d’un chemin ? Rien n’est moins sûr. Le sorcier d’aujourd’hui peut revêtir les apparences les plus banales : un voisin discret, un cadre d’entreprise, un influenceur, une star des médias, un haut responsable politique, voire un pasteur. La sorcellerie contemporaine ne se reconnaît plus à l’apparence ni au discours. Elle s’est infiltrée dans toutes les strates sociales et se cache parfois derrière les visages les plus angéliques. C’est justement ce brouillage des repères qui la rend plus difficile à cerner et sans doute plus redoutable encore.


Avec l’avènement d'internet et des médias sociaux, il s’est développé un véritable marché de la sorcellerie sous toutes les formes. Sur ces réseaux, les offres de « porte-monnaie magique » abondent. De jeunes internautes y découvrent, en quelques clics, des vidéos promettant l’enrichissement instantané par des rituels soi-disant inoffensifs. YouTube regorge de tutoriels pour attirer l’abondance, des séances de méditation censées activer des pouvoirs mystiques, et même des cours d’initiation à la sortie astrale, vendus comme des méthodes pour se libérer du corps. Sur TikTok, les vidéos d’initiation aux cercles ésotériques se banalisent, faisant de l’occulte un contenu tendance, scénarisé et viral; phénomène que Warnier (2004) décrit comme une marchandisation croissante de la croyance dans un monde globalisé. 

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Mais la situation est encore plus inquiétante dans le sens où sur certaines plateformes de rencontres, les pratiques de sorcellerie font des victimes. Des témoignages récents font état d’interactions avec des profils séduisants, derrière lesquels se cacheraient non pas des humains, mais des entités malveillantes. L’histoire de cette jeune femme, contactée par un soi-disant haut commis de l’État via une application, et qui lui aurait envoyé une importante somme d’argent par l’intermédiaire d’un chauffeur avant qu’elle ne disparaisse mystérieusement après être montée dans la voiture, interpelle par son étrangeté. Elle ne fut retrouvée en pleine ville que des jours plus tard. Pourtant, elle-même croyait n’avoir passé que quelques heures à peine dans cette mystérieuse voiture, avec ce personnage énigmatique dont l’identité, après vérification, s’est révélée totalement fictive. C’est en découvrant des avis de recherche émis par sa famille, placardés dans les rues, qu’elle prit conscience qu’elle avait en réalité disparu depuis deux semaines. Ce ne sont pas là des faits isolés. Ils s’inscrivent dans une nouvelle configuration où la sorcellerie ne relève plus seulement de la rumeur ou de l’imaginaire collectif, mais d’une expérience tangible, circulant à travers des canaux bien réels et structurés : vidéos attrayantes, groupes WhatsApp, forums Telegram. Elle est désormais à portée de tous, y compris des enfants. Le couple Comaroff, J & Comaroff, J (1993) soutient à cet égard que, dans les contextes de modernité instable, les croyances sorcellaires s’infiltrent dans les interstices de la technologie et de la globalisation, où elles trouvent des formes nouvelles d’expression et de pouvoir.


Cette transposition du mystique vers le numérique pose de sérieuses questions; notamment sur la régulation des contenus, sur la protection des enfants, mais aussi sur la place laissée à l’imaginaire et au spirituel dans une société saturée d’informations. Les décideurs devraient s’en alarmer dans un contexte où la précarité, l'hédonisme et la quête effrénée du confort matériel poussent de nombreux jeunes vers ces pratiques douteuses, souvent déguisées en « retour aux sources ». Le numérique a cet avantage de faciliter la connexion entre les individus où qu'ils soient dans le monde certes, il ouvre aussi des failles. Et dans ces brèches, les croyances et les pratiques les plus dangereuses peuvent s’enraciner.

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Mais une question demeure : pouvons-nous vraiment agir face à ce phénomène ? Peut-on contenir l’invisible ou interdire le spirituel ? La réponse n’est pas simple. Pour y parvenir, il est impératif de fonder la protection de nos enfants sur un système éducatif qui éveille leur conscience à l’immensité de notre univers et aux différentes formes de vie qui interagissent avec l’humain, qu’elles soient hostiles ou bienveillantes.Plus concrètement, il est nécessaire de leur faire comprendre les dangers de ce monde et les formes qu’ils peuvent revêtir dans notre société, avant que les charlatans d’Internet ne s’en emparent. C’est donc à une prise de conscience collective qu’il faut en appeler une vigilance non pas contre la tradition, mais contre l’instrumentalisation numérique de la fragilité humaine.



Références:

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1.Comaroff, J., & Comaroff, J. (1993). Modernity and its malcontents: Ritual and power in postcolonial Africa. University of Chicago Press.

2. Geschiere, P. (1995). La sorcellerie et la politique en Afrique: La viande des autres. Karthala.

3. Larousse. (s.d.). Sorcellerie. https://www.larousse.fr/ 

4. Linternaute. (s.d.). Sorcellerie. https://www.linternaute.fr/

 5. Warnier, J.-P. (2004). La marchandisation de la croyance. In J.-P. Warnier (Ed.), La fabrication de l’authenticité dans les cultures locales (pp. 83–102). Karthala.